Mon roman Les interdites, un extrait
Ma mémoire l’a figée dans la beauté de ses vingt-cinq ans. J’ai gardé les maux de ventre. Nos adieux vibrants dans nos gorges muettes.
C’était le dix-huit juillet 1958. J’avais 19 ans. Je t’avais mise au monde il y a vingt-quatre mois. Je quittais le manoir de La Huchette. Tu étais dans mes bras et mes larmes inondaient ton visage d’ange.
Blanche, j’ai aimé cette femme. Elle s’appelait Constance.
J’ouvre ce cahier jauni par l’impatience des mots, car le courage de te confier notre histoire m’a manqué. Je me suis réfugiée toute ma vie dans le secret de mon amour pour cette femme.
Je te demande pardon. Je t’ai volé ton enfance. Ta vérité. Les mots sont restés aphones pour te dire ces années interdites ; l’hypocrisie de cette société bourgeoise, ces années 50 qui m’obligèrent à me terrer ma vie entière dans le mensonge.
Elle a rangé le bureau le lendemain de l’enterrement. Sans doute, aurait-elle dû laisser Marie-Jeanne, sa tante, emballer les papiers de sa mère qui emplissaient les tiroirs et jonchaient le sol. Ils auraient fini à la cave jusqu’au jour où ses enfants les auraient exhumés. Seulement, le cahier trépignait de lui dévoiler son histoire.
En soulevant le rabat du secrétaire usé par les années, elle extrait une photo et un cahier d’écolier aux lignes bleues lavande. C’est d’abord la photo qui retient son attention, pâle, presque effacée par le temps. Deux jeunes femmes tiennent chacune une fillette par la main. Blanche croit reconnaître à gauche sa mère, très jeune, un visage souriant relevé par un chignon sauvage, des mèches folles, blondes, secouées par le vent, fixées par le photographe sur l’une de ses joues. Elle est affublée d’une blouse sur une robe à manches longues, une de ces robes de bonne qu’on portait au dix-neuvième siècle. À côté d’elle se trouve une jeune fille à l’allure aristocrate, droite, très belle avec sa coiffure tressée, des perles au cou et un visage de reine. Ses yeux s’arrêtent sur la fillette, celle qui tient la main de sa mère. Sans aucun doute, c’est elle. Elle n’a pas plus de deux ans. Et l’autre fillette qui est-ce ? Sans doute une petite camarade. La femme au cou altier qui retient sa main serait la patronne de Louison ? Sa mère lui avait évoqué ses ménages dans sa jeunesse. La complicité entre ces femmes est frappante. C’est étrange de poser avec son employeuse songe Blanche. Son père est sans doute l’auteur de la photo. Il est mort à ses trois ans. Blanche aimerait se souvenir des traits de son visage, ne plus se cogner à un fantôme dans ses rêves agités. Elle observe longtemps ces quatre personnages. Il y a une ressemblance frappante entre sa mère et elle, mais en regardant de plus près, l’autre fillette lui semble familière, dommage que la moitié de son visage soit effacée, comme si la photographie avait souffert d’un frottement régulier. Blanche finit par poser le cliché sur la table et ouvrir le cahier. En feuilletant négligemment les pages, elle découvre un récit, des lignes écrites par sa mère. Jusqu’alors, celle-ci rédigeait des lettres administratives ou des cartes postales.
Elle se jette sur les premières pages. Les mots de la déflagration. Blanche détourne son regard du mot mensonge imprégné sur sa rétine. Une douleur lui vrille les tempes. L’émotion afflue. Son cœur palpite. Mais c’est trop tard, elle a lu ces lignes qui lui en promettent d’autres. Un instant, la peur l’empêche de continuer. Quelques secondes la retiennent, car elle le sait maintenant, elle lira tout, jusqu’aux dernières lignes de cette écriture fine dans ce cahier à la couverture blanchie du temps de son enfance.
Le cahier en main, elle rejoint la chambre maternelle scellée des silences tragiques. Son destin lui appartient désormais, à l’aube de ses soixante ans, elle, Blanche Clavel, fille de Louison Marie, paysanne d’origine normande et de Roger Clavel, ouvrier typographe.
Le vaste lit accueille ses membres endoloris. Elle s’allonge fébrile, le cœur encore palpitant, la bouche sèche et déjà une colère blanche contre cette femme qui lui vole son histoire, sa naissance, son existence sordide.
Le manoir m’est apparu au bout d’un chemin parsemé de branches de noisetiers qui cinglaient mon visage et m’obligeaient à ralentir. Au bout de quelques mètres, l’ombre froide disparut au profit d’une lumière blanche qui m’obligea à accommoder mon regard. Je découvris une majestueuse grille en fer forgé m’invitant à suivre une allée bordée de sapins centenaires. Au loin, la propriété se manifesta, fière, me priant d’admirer ses colombages. Je ne voulais craindre la beauté du site, mais ma condition m’incitait à la modestie et j’avançais d’un pas hésitant, l’échine courbée, signe distinctif de mes origines paysannes. Mon arrivée au seuil de ma nouvelle demeure, face à mes nouveaux maîtres, transpirait de déférence.